Un autre confinement (part 5)

Après le retour « chez-nous », l’ouvrier qui habitait sur place, nous ramena un grand bol couvert d’un pain et nous invita à partager son déjeuner.
De toute ma vie, je n’oublierai ce repas qui me renvoyait à la réalité du monde rural, à la pauvreté criante qui règne chez une grande majorité des habitants du Maroc profond.
Des ouvriers qui triment avec des rémunérations dérisoires, qui ne peuvent subvenir aux choses élémentaires de leurs familles, ou encore de ces petits agriculteurs qui vivent au jour le jour avec une agriculture subsidiaire qui dépend nécessairement des précipitations des pluies.
Hélas, lors des années de sécheresse, des vagues d’être humains s’exilent dans les villes à la recherche d’un travail « décent ». Généralement, ils deviennent des journaliers qui ne travaillent pas paradoxalement chaque jour !! Ils attendent leur tour dans la place (almaoukef), et ce dans l’espoir qu’un chef chantier ou un entrepreneur les recrutent pour un jour ou plus. Ils s’entassent ensuite avec leurs familles dans des bidonvilles avec des conditions de vie déplorables. Ils survivent sous des toits de Zinc dans des semblants de maisons composées d’une seule chambre pour toute la famille et des toilettes collectives à fosse septique avec les voisins. Leurs enfants grandissent dans des terreaux fertiles à toutes les violences et les ignominies. Eux qui vivaient dans les airs libres se retrouvent malheureusement sous le joug de l’humiliation quotidienne.
Nous étions à la fin des années 80, les années de sécheresses successives qui ont frappé le Maroc, et puis les conséquences malencontreuses du PAS. Ce fameux Plan d’Ajustement Structurel, imposé par les institutions du Bretton Woods, le FMI et la Banque Mondiale, qui a avait hypothéqué le devenir de notre pays et de plusieurs pays, dit du Tiers Monde pendant de longues années. Par ailleurs, l’école publique, la santé et les secteurs sociaux étaient sacrifiés sur l’autel de la crise de la dette mondiale qui s’est quintuplée dans l‘ensemble des pays en voie de développement, avec le jeu fallacieux de l’étalon-dollar et l’étalon-or suite aux péripéties de la guerre du Vietnam, et puis les deux chocs pétroliers, , sans oublier un Nouvel Ordre Mondial en perspective après la chute du Mur de Berlin…
Nous, nous étions encore naïfs, nous ne savions rien de tout cela… Nous, enfants de l’école publique, qui ont eu la chance d’arriver en fin de cycle secondaire pour accéder grâce à la sélection sur la base de nos moyennes au baccalauréat à des études supérieures dans les grandes écoles et les grands instituts étatiques, et qui étaient très peu nombreux en ce moment.
Nous étions des chanceux et faisons partie de l’élite estudiantine comme nous le dira plus tard un de nos profs à l’APESA. Enfin, nous étions loin de comprendre le devenir du monde et sa géopolitique qui basculait avec la tombée du rideau de fer et la fin de la guerre froide entre les deux puissances. D’autres guerres allaient ainsi voir le jour, en empruntant d’autres chemins et d’autres perceptions. Des guerres nourries entre autres par la pensée des chocs de civilisations de Samuel Huntington, et d’autres penseurs américains, et qui reposent intrinsèquement sur les fondements idéologiques et économiques. Nous ne savions pas non plus que le titan, ne pouvait survivre seul dans l’arène internationale, il lui fallait des « ennemis », à même de les créer, comme l’avance si bien Karl Schmitt dans sa fameuse théorie de l’ennemi…
Nous, nous pensions seulement à pouvoir s’en sortir avec le moins de dégâts de ce stage pour pouvoir continuer notre année d’étude à l’APESA.
Enfin de tout cela, je me souviendrai à jamais de ce fameux repas. Ce grand bol avec une sauce de toutes les couleurs et un légume coupé en plusieurs morceaux dont nous n’avons jamais distingué ni la nature ni le goût…Nous étions assis dans un coin de notre chambre et nous n’osions pas nous regarder. Avec la pénombre qui régnait dans cet espace obscur, les larmes qui perlaient dans nos yeux, comme disait Brel, se faisaient silencieuses et discrètes pour ne pas heurter notre hôte, cet ouvrier ange gardien…
Nous étions ainsi entrain de découvrir avec amertume les prémices de la sociologie du monde rural !!
Vers 16 heures, le deuxième ouvrier ange gardien était déjà sur place pour préparer les vaches à la deuxième traite de la journée. A notre grande joie, il avait entre ses mains, la botte de foin et les sacs d’aliments de bétail vides !!
Après avoir préparé nos litières et nos bonbonnes de gaz, dont l’une allait servir comme cuisinière et la deuxième pour la torche à huile…
Notre première nuit dans la chambre « sans porte » ARRIVA !!
A suivre…
Merci pour ce fabuleux partage ❤
Merci à vous !!